-L’idée a commencé à tarauder votre
oncle en regardant travailler son père : il fabriquait des meubles en bois
en prenant son temps. Mais elle a véritablement germé en observant sa mère
peignant à l’huile. Elle était concentrée et calme ; cela changeait de son
comportement habituel. Appliquée, elle étalait couche après couche sur la toile
blanche. Il l’admirait depuis deux longues heures quand elle a levé le nez sur
la pendule du salon et s’est écrié : « Mon dieu, je n’ai pas vu
le temps passer ! »
Il a eu un déclic. Lui, l’avait vu
ce temps qui s’écoulait tout autour d’eux pour se glisser dans la toile !
Le mystère de ce qu’il ressentait en tenant les œuvres des ses parents
s’éclaircissait enfin : il touchait leur temps de vie qu’ils y avaient emprisonné !
Si seulement il parvenait à faire l’opération inverse, il serait possible de
récupérer tout ce temps. Il en a eu le vertige.
Pierre avait dix ans et il décida
ce jour-là de faire des études de physique. Lui, si moyen à l’école, est devenu
une bête de travail.
Il est arrivé sans problème et sans
amis à l’université.
La famille le trouvait bien un peu
replié sur lui-même mais comme il réussissait ses études, personne ne
s’inquiéta.
L’alerte fut donnée quand il décida
du sujet de sa thèse de doctorat. Son professeur pensa d’abord à un canular
puis devant le sérieux de Pierre et son intransigeance il appela ses parents. Ils
furent consternés. Tout allait si bien jusque là. Sa sœur jumelle, paraissait
normale, mais le frère et la sœur allèrent ensemble consulter un psychiatre.
Ton oncle fut interné d’office. Il a eu de la chance car ici le directeur lui a
donné du matériel pour faire ses recherches. Ses parents ont fourni des toiles
et des meubles.
Je suis arrivé il y a vingt ans.
Pierre était différent des autres et on a fini par sympathiser. Il m’a expliqué
son grand projet. Devant mon enthousiasme, le directeur a accepté que je serve
d’assistant à ton oncle.
Cela lui a pris de longues années
mais il y est arrivé. Hier après-midi, il s’est levé au milieu des toiles désormais
blanches de sa mère et des sciures desséchées
des meubles de son père : il tenait dans ses mains une fiole.
A cet instant il s’est regardé dans
la glace puis il s’est tourné vers moi :
- Le
temps a filé si vite? Il a regardé le petit flacon et a soupiré : Je n’en
n’ai pas assez récupéré pour compenser toute une vie… Quel gâchis !
- Et
il est tombé. Les docteurs ont dit que son cœur s’était arrêté.
Anna toussote :
- Et
vous dites qu’il a récupéré du temps de vie dans une fiole ? Comment savez-vous qu’il a réussi ?
- Vous
ne me croyez pas ? Mais je l’ai avalé, le contenu !
- Et
vous avez rajeuni ?
- Non,
je vais vivre un peu plus longtemps. Il ajoute en soupirant : mais il y a
un petit inconvénient.
- Ah
oui ? demande Anna en essayant de garder son sérieux.
- Oui.
J’ai tout le temps envie de peindre. D’ailleurs, si cela ne vous dérange pas, vous
pouvez me laisser les toiles de votre grand-mère ?
Surprise, elle répond :
- Oui
bien sur. Elle va ajouter : les sciures aussi, quand le directeur et deux infirmiers font irruption dans la
chambre. Jules les suit docilement. Il serre le dossier de Pierre contre sa
poitrine. Le directeur s’empresse auprès d’Anna.
- J’espère
qu’il ne vous a pas trop importunée ? Il n’est pas dangereux. C’était un
bon ami de votre oncle vous savez. Sacré Proust ! Bon, si vous avez terminé
ici, nous allons dans mon bureau en finir avec la paperasse.
Il prend la jeune fille par le bras et l’accompagne hors de
la chambre. Anna a juste le temps de prendre la valise sur le lit.
Une heure plus tard Anna sort de
l’hôpital. Elle revient sur ses pas pour dire au directeur qu’elle a fait don
des toiles à Jules, pardon Proust.
Dans sa chambre, Jules pose une
toile sur le chevalet. Il prend un pinceau et étale la peinture, couche après couche.
Quand il a fini, il soupire :
-Quelle perte de temps !
Cher lecteur merci de m’avoir
accordé un peu du vôtre.
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Sphynx - Monotype - A.Chenu |